dimanche 3 juillet 2016

"Qui a eu l’idée géniale d’inventer des clés et de les fixer sur un instrument à vent ?". "Who had the brilliant idea to invent keys and to fix them to a wind instrument?"

Par José-Daniel Touroude.

Au cours d’une visite de ma collection, les questions des enfants sont simples mais terribles et demandent une analyse parfois approfondie : " Pourquoi il y a des clés sur vos flûtes et clarinettes, alors que sur ma flûte à bec,  j’en n’ai pas ? Qui a inventé les clés ? et Où ? Qui a copié sur qui ?".

Essayons d’approfondir et de répondre à ces questions ! Au départ une évidence concernant les instruments à vent : Nous n’avons que 10 doigts et le pouce droit doit tenir l’instrument (flûtes, hautbois, chalumeaux ) il faut avant tout boucher un tuyau percé de 7 trous faisant les 7 notes de la gamme diatonique et le trou bouché par le pouce gauche dessous qui permet l’octave. Cela a suffi pendant des siècles.


Mais pourquoi faire des trous supplémentaires ? On peut réduire ou agrandir la colonne d’air en creusant ou en bouchant un trou, on réalise ainsi des notes différentes. Les notes altérées vont se faire avec des doigtés en fourche pas trop justes, ni faciles à réaliser. Nous utilisons encore ce système avec la flûte à bec.
                                                                               Hotteterre " Rondeau plaintif"

Pourquoi il y a t-il des clés maintenant ?

En voulant étendre le registre des notes, on va creuser des trous en amont des autres (exemple : clé de La au chalumeau reprise à la clarinette) ou en aval (le plus bas possible). Pour faciliter le jeu en améliorant l’ergonomie ou en voulant rendre les notes plus justes, on va creuser et modifier la place des trous et comme les doigts ne peuvent pas toujours les boucher facilement (trous trop éloignés, trop grands, mal placés, peu accessibles…), on fera des clés pour prolonger les doigts (sortes de prothèses). (Exemple : la note de clarinette Do# / Sol#  nécessitait un trou sur le coté et juste en dessous de la note de Do / Sol ; il est très mal placé d’où une clé courbe).
Corps "main gauche"  de clarinette, sans clé de Do#/Sol #.

Corps "main gauche"  de clarinette, avec clé de Do#/Sol #.
Et puis faire des trous bouchés par des clés permettent qu’un seul doigt peut actionner plusieurs clés (exemple l’importance des auriculaires pour jouer de la clarinette) donc avoir plusieurs possibilités pour faire une note. Ainsi on peut améliorer la vitesse technique sur l’instrument.  
Clarinette Tosca de Buffet Crampon. (L'auriculaire droit  fait cinq notes)
Mais comment on fixe la clé ?
Une fois l’idée de creuser un trou pour faire une note et de le boucher par une clé, le facteur a dû réfléchir à la forme de cette clé et comment la fixer. Il était logique pour un tourneur, habitué à faire des anneaux, bosses et collerettes décoratives sur des chalumeaux ou des hautbois par exemple, qu’il pense à fixer une clé dans un des anneaux qui devient non plus décoratif mais fonctionnel. Pour guider la clé et bien boucher le trou, le facteur va creuser une encoche dans l’anneau.. Cette idée parait simple pour tout tourneur voire évidente a posteriori mais fallait –il encore y penser !

La 1ère innovation déterminante reste : Qui a eu l’idée géniale de mettre des clés et de les fixer par anneaux-guide sur un instrument à vent et quand ?

Détail de la "Danse des nymphes" (Tapisserie XVII ème des Gobelins.
Il est vraisemblable que vers 1660, FM Hotteterre  hautboïste et flûtiste dans l’orchestre de Lully sous Louis XIV mais aussi facteur d’instrument à vent, inventa l’idée des clés et sans doute de leurs fixations, ce qui eut des répercussions sur tous les instruments à vent jusqu’à nos jours. Avec son fils, Ils transformèrent d’abord les variantes de hautbois existants populaires en France (cromorne, chalémie, hautbois pastoral ou musette, hautbois du Poitou, cornet à bouquins, chalumeau )… en divisant le hautbois en plusieurs parties (plus tard ils feront de même avec les flûtes et bassons… cette innovation est toujours d’actualité et a permis plus tard les corps de rechange), mais aussi en recreusant perce et trous et en créant une, puis deux clés du hautbois baroque. Le hautbois était à cette époque à la mode et un instrument incontournable avec un beau répertoire.
Nous avons pu grâce à Thierry Maniguet conservateur du musée de la musique de Paris, sortir de sa vitrine et démonter ce hautbois anonyme, à 1 clé de la moitié du XVII ème siècle. Pour moi c’est le plus ancien que je connaisse possédant une clé (jusqu’à preuve du contraire).
Hautbois Anonyme français. (Musée de la musique de Paris)
Nous pouvons voir que sous le cache de la 1ère clé se trouve un des premiers voire le premier anneau tourné de fixation et l’encoche guide de clé. Dans le traité de la musette de Borjon, paru en 1672, Borjon signale que JM Hotteterre père a modifié la musette ou hautbois pastoral lui adjoignant un deuxième chalumeau et 6 clefs pour faire les # et les bémols. Pour la 1ère fois il y eut des clefs énonce-t-il. Il dessine une planche où les clefs et les fixations et guides sont bien représentées ce qui prouve qu’en 1672 il existait déjà les clés et que c’était une invention de JM Hotteterre.

Planches du chalumeau de musette de Hotteterre dans le livre de Borjon.
Apparemment c’est le hautbois qui reçut le premier des clés mais le facteur a dû répondre à un problème de fixation et à un triple défi :
1- trouver un moyen de fixer les clés avec un axe en laiton qui traverse une bosse en bois et la clé grâce à un petit trou. Au départ les facteurs étaient avant tout des tourneurs sur bois et ont percés sans problèmes des anneaux pour fixer les clés. 
2- guider les clés pour éviter qu’elles aient du jeu en créant une encoche précise dans le bois et qu’elles puissent boucher convenablement les trous.
3- faire basculer les clés pour les ouvrir ou les fermer grâce à un ressort (lame de laiton sous la clé) afin de pouvoir boucher rapidement les trous. Les facteurs faisaient souvent une encoche dans le bois sous la clé pour accentuer le basculement du ressort en laiton. 
Système 18 ème ressort fixé dans le bois non riveté.
 (Clarinette Keller à Strasbourg coll RP)
Ressort riveté à la clé. (Clarinette Bühner et Keller coll RP)
Comment se diffusent les innovations ? ou pour reprendre la question d’un jeune qui copie sur qui ?
1°) Les facteurs d’instruments à vent tournaient et fabriquaient la plupart des instruments existants et pouvaient passer facilement de l’un à l’autre (familles des hautbois, flûtes, bassons, chalumeaux, flageolets …) C’est ainsi que les techniques et innovations faites sur un instrument pouvaient être adaptées et reproduites sur un autre instrument très rapidement. Cette diffusion des innovations est transversale dans un atelier. De plus jusqu’à la première moitié du XVIIème siècle, il y avait beaucoup d’instruments à vent qui sont désormais tombés en désuétude (notamment régionaux et populaires) mais aussi à cette époque aucun instrument à vent n’avait de clés. C’est essentiel pour notre sujet.
2°) D’autre part les facteurs d’instruments à vent étaient aussi de bons musiciens et/ou collaboraient avec des solistes qui voyageaient beaucoup en Europe. En conséquence, les idées, les innovations techniques et la musique se propageaient et se diffusaient rapidement dans l’espace. Les instruments lors des guerres incessantes en Europe, les émigrations (exemple des facteurs et des métiers du bois venant d’Allemagne) et les voyages permanents étaient copiés, chaque tourneur s’inspirant, innovant, adaptant…
3°) Enfin dans les catalogues anciens, on peut voir nombre de modèles vendus qui étaient déjà  démodés. La diffusion des innovations dans le temps existait mais une invention importante met du temps à être appliquée par les facteurs. En effet  l’apprentissage de la technique change pour le facteur voire la maîtrise de nouveaux matériaux et outils. En ce qui concerne le musicien lui aussi doit modifier la technique avant d’adopter les modifications. Ainsi la clarinette 6 clés sera utilisée pendant plus d’un siècle et contemporaine de la 13 clés plus tardive et  même de la clarinette moderne système Boehm, les prix faisant la différence. Celle-ci d’ailleurs mettra plusieurs décennies à s’imposer . (pour la flûte le système Tulou sera concurrent aussi du système Boehm avant que celui ci s’impose…cf article de René Pierre). Comme il n’y avait guère de brevets au départ, la plupart des innovations se répandaient dans le temps et dans l’espace et sont parfois difficiles à attribuer. Peu à peu survivront les modèles les plus performants et répondant aux besoins nouveaux. Nous assistons ainsi dans l’espace et dans la durée à une sorte de darwinisme musical avec des chevauchements d’instruments de générations et d’évolutions différentes avant que s’impose peu à peu le plus performant. Mais avec un bémol :  l’évolution des instruments est moins linéaire qu’on le pense.
Mais comment ces innovations furent transférées aux autres instruments notamment à la clarinette ? Là on retrouve J.C. DennerLà il faut aller en Allemagne ! et passer par le relais d’un autre instrument.
La 2ème innovation fut l’application des clés du hautbois baroque au chalumeau puis à la clarinette nouvellement créée.
Denner né en 1655 était encore adolescent en apprentissage quand Hotteterre créait ses clés. Quand il inventa la clarinette vers 1690, Jean Christophe Denner, facteur d’instruments à vent à Nuremberg, fabriquait déjà des instruments à vent sans clefs (hautbois, flûtes, chalumeaux…) puis des hautbois à 2 clés et des bassons à 2 clés mais aussi des chalumeaux à 2 clés et connaissait et appliquait donc la fixation des clés par anneaux-guides. (ce qui prouve la rapidité de la diffusion des innovations en Europe). Au départ le chalumeau, qui était aussi assez populaire, n’avait pas de clés et la plupart en Allemagne pensent que c’est J.C. Denner qui les créa. Si JC Denner n’inventa pas les clefs, il reprit de suite l’idée de la clef mais en les adaptant au chalumeau. C’est en travaillant sur son chalumeau amélioré en perçant un trou supplémentaire pour étendre le registre (ce qui sera la clé de La médium de la clarinette) et en déplaçant le trou d’octave qui devint un trou de douzième qu’il déboucha sur un nouvel instrument : la clarinette. Celle ci profita dès lors des techniques de tournage des autres instruments et des clés du chalumeau.
Une merveille : clarinette Scherer en ivoire à 2 clés en argent.
 (musée de la musique Paris)
On peut remarquer  les anneaux-guides pour bien positionner
 les clés pour le bouchage. (photos RP)
José Daniel Touroude
 avec les 2 plus vieilles clarinettes historiques du musée de Paris
 Clar Scherer à 2 clés en ivoire et Geist à 4 clés en buis. 
(photo René Pierre exclusivité)
Mais avec cette clarinette archaïque à 2 clés on ne peut pas jouer le concerto de Mozart ! Non bien sûr ! la clarinette avait 5 clés au temps de Mozart mais Stamitz oui ! et bien d’autres compositeurs célèbres qui ont été impressionnés par cette clarinette en élaboration .  La clarinette apparaît ainsi ponctuellement et les plus grands compositeurs vont s’intéresser à cet instrument malgré ses imperfections. La 1ère publication connue pour ce nouvel instrument est d ’E. ROGER d'Amsterdam qui publie vers 1716 des airs à deux clarinettes ou deux chalumeaux. VIVALDI en 1716 utilise la clarinette à deux clés pour la première fois en orchestre dans son oratorio «le triomphe de Judith» puis écrit des concerti pour 2 clarinettes et 2 hautbois). TELEMANN l'utilise dans une symphonie, RAMEAU  l'utilise aussi dans "Zoroastre" en 1749 et dans sa pastorale "Acante et Céphise" en 1753. Mais la clarinette a 2 clés a été surtout introduite en 1754 dans le fameux orchestre de la Chapelle de Mannheim. La cour de Mannheim est fondamentale dans l'histoire de la clarinette car elle va intégrer la clarinette comme instrument à vent à part entière et lui donner ses premières lettres de noblesse et non plus remplacer ou concurrencer le chalumeau. 
En 1751 Jean Chrétien Bach introduit la clarinette en Angleterre et va écrire des parties de clarinette. (cf article sur les clarinettes anglaises)Cliquez sur ce lien pour accéder à l'article.
Son frère Carl Philippe Emmanuel BACH l'utilisera plus tard aussi dans une sonate pour six instruments. J. Haydn utilise la clarinette en 1751 dans sa première messe et en 1776 il  utilise régulièrement la clarinette dans son orchestre chez le prince Esterhazy. Haendel crée une ouverture pour 2 clarinettes et cor. J.Stamitz toujours lui écrira enfin le premier un concerto pour clarinette en 1757 que tout clarinettiste étudie encore…Son fils Karl Stamitz et Hozbauer ont employé les premiers, le registre grave de la clarinette et ont fait de nombreuses œuvres pour clarinette, tandis que Molter privilégiera l’aigu et fera ses 4 célèbres concerti pour petite clarinette en ré à 2 clés (cf article sur petites clarinettes dans ce blog). Cliquez sur ce lien pour voir l'article.
La clarinette était un instrument nouveau certes, pas très juste mais qui avait une sonorité particulière et dès cette époque tous cherchent à améliorer la technique et la justesse de l' instrument. Ainsi le nouvel instrument prend son essor, attire de plus en plus d'artistes et c'est ainsi qu'il deviendra au fil du temps un des piliers de l'orchestre. L'orchestre symphonique de Mannheim ayant donné l'exemple, les différentes orchestres introduisent rapidement à leur tour la clarinette remplaçant les chalumeaux. En France, après Rameau, et le Chevalier d'Herbain, Francoeur, Rousseau et surtout Gluck qui utilisait régulièrement le chalumeau dans ses opéras de 1760 à 1767 (Orféo et Euridice, Alceste) la clarinette va remplacer le chalumeau. La clarinette fait son entrée à l'orchestre de l'Opéra de Paris en 1770 et le concerto de Stamitz est joué pour la première fois au "Concert Spirituel" de Paris en 1772 par le clarinettiste virtuose Joseph BEER. La clarinette archaïque se répand aussi dans les orchestres populaires. Ainsi le suèdois Crusell jouait jeune sur une clarinette en bouleau à 2 clés, avant qu’il devienne le virtuose international de la moitié du XIXème siècle (avec sa Grenser à 11 clés) Actuellement avec le renouveau des concerts avec instruments anciens, et la classe de clarinette ancienne au CNSM, certains rejouent comme les virtuoses du passé avec des instruments d’époque.
Clar à 2 clés de Denner
 
(musée de Bavière)

Mais d’autres instruments à vent comme la flûte puis le basson profiteront aussi rapidement des clés nouvellement crées ? Bien sûr et rapidement. Comme je l’ai mentionné, les facteurs réalisaient la plupart des instruments à vent, innovaient, se copiaient et en quelques années les clés du hautbois et du chalumeau furent adaptées pour la flûte à bec, à la flûte traversière, et au basson améliorant tous ces instruments. Ainsi dès le début du XVIII ème siècle Jacob Denner (fils de JC) fera aussi des flûtes baroques à 1 clé comme Hotteterre. (la 2ème clé a été crée par un autre hautboïste et flûtiste virtuose : Quantz)
Flûte de Jacob Denner. (Musée de la musique de Nürnberg)
En France, les Hotteterre, véritable dynastie de musiciens et de facteurs, continueront la même idée et feront de même avec le basson et la flûte en transformant la flûte allemande traversière (dite traverso) en lui adaptant la 1ère clé de la flûte dite baroque sur la patte au début du XVIIIème siècle. En dotant les instruments à vent de clés, des facteurs contemporains talentueux des Hotteterre comme Bressan, Rippert, Naust…. feront de même.  
Flûte de Pierre Naust. (Musée de la musique de Paris)
Il était aussi logique que les flûtes à bec qui était aussi très utilisées à l’époque baroque reçoivent rapidement cette innovation importante pour jouer le répertoire des grands compositeurs (Vivaldi, JS Bach…)
Flûte à bec basse de Jean Jacques Rippert.
Clé proche de celle du hautbois en W qui est astucieuse permettant de jouer
 avec auriculaire droit ET gauche) fixée sur virole ou bague en ivoire
avec une encoche dans une collerette pour guider la clé et affiner et améliorer le bouchage du trou.
Jacques Martin Hotteterre, pédagogue, figure incontournable de la musique française jouant  Couperin, Rameau, Leclair, Lully, Marin Marais mais aussi de la musique italienne Scarlati, Corelli …. a magnifié l’usage de la flûte. La flûte (Louis XV en jouait) était à la mode avec le clavecin dans les salons. (comme le célèbre salon de la Poplinière…) puis son fils Nicolas Hotteterre et Louis furent aussi  musiciens et  facteurs accomplis ,
Il ne faut pas oublier un autre instrument, la musette fort prisée dans les premières années du XVIIIème siècle à qui FM Hotteterre  inventa aussi des clés et une méthode fort connue.
Gaspard de Gueidan  (Merci Denis Béilières)
Quant au basson baroque né au début du XVIIème siècle, connu grâce à Vivaldi qui lui consacre de nombreux concertos, il n’a pas encore de clefs mais s’en dotera rapidement comme les autres instruments à vent, clefs lui permettant ainsi d’évoluer vers le basson moderne.


Ainsi l’adjonction de clés, qui on le voit est une révolution fondamentale, va améliorer la technique des musiciens et permettre aux compositeurs de créer de la musique différente, notamment la musique romantique et la propension à la virtuosité instrumentale . Les instruments à vent du pupitre des bois pourront désormais rivaliser avec les instruments à cordes et s’intégrer à part entière dans l’orchestre.